“Léon Harmel : l’apôtre de l’usine”
Portrait de Léon Harmel, entrepreneur, inspirateur du catholicisme social et figure du paternalisme social dans l’Est de la France.
Il n’avait pas le physique de l’emploi avec sa figure longue et replète encadrée de favoris. Ou du moins, il avait bien le physique de ce qu’il était d’abord : un filateur de laine cardée de la région de Reims. S’il n’avait été que cela, ce patron d’une entreprise de taille moyenne ne serait pas demeuré dans les mémoires. Mais il ne devait pas en rester là. Pierre Louis Prosper Léon dit Léon Harmel (la Neuville-les-Wasigny, Ardennes, 18 février 1829 – Nice, Alpes-Maritimes, 25 novembre 1915), le « quaker catholique » selon le mot d’une historienne, a été un des inspirateurs du catholicisme social.
Cet entrepreneur soucieux de modernité est le premier à comprendre, à la différence du comte de Mun, qu’il ne suffit pas de faire appel au « dévouement des classes dirigeantes ». Il préconise l’action de l’ouvrier sur l’ouvrier, point de départ de la « démocratie chrétienne ». Il a résumé sa pensée dans une formule célèbre : « Le bien de l’ouvrier doit être réalisé par l’ouvrier, et avec lui autant que possible, jamais sans lui et à plus forte raison, jamais malgré lui. »
Lui qui devait son prénom au pape Léon XII devait ainsi partiellement inspirer à Léon XIII son encyclique Rerum Novarum : l’église catholique finissait par s’apercevoir de l’existence du monde ouvrier.
Une tradition de paternalisme social
Les Harmel sont des filateurs de laine originaires de Sainte-Cécile dans l’actuelle Belgique. Au XIXe siècle une branche s’installe dans le Rethélois, pôle secondaire du textile Rémois.
Les devoirs du patron chrétien
1870 marque une rupture pour Léon Harmel qui perd sa femme, voit la défaite de la France et le pays basculer dans la révolution et la guerre civile. N’avait-il pas eu dans sa jeunesse la tentation du sacerdoce ? À défaut d’être prêtre, il était membre du Tiers-Ordre franciscain. Il va transformer son usine de 1 500 ouvriers « en une association entièrement et profondément chrétienne »1, en faire « la cité industrielle chrétienne par excellence »2. Le Val-des-Bois devient une sorte de « phalanstère catholique » avec ses écoles, ses lavoirs, ses bains, sa bibliothèque, sa chorale, son cercle, son théâtre et ses diverses associations (de femmes, de jeunes filles, d’ouvriers) encadrées par des religieux. Dans son Manuel d’une corporation chrétienne (1877), il esquisse les « devoirs du patron chrétien » en prenant pour référence le « bon père » Jacques Joseph Harmel : « La passion de notre vie a été le salut des ouvriers au milieu desquels nous avons toujours vécu. » Albert de Mun, le chantre du catholicisme social, devait évoquer « cet homme extraordinaire, dont les dehors modestes et la simplicité rustique cachent une âme de feu, une intelligence déliée, une indomptable ténacité »3. Après la mort de Jacques Joseph, ses ouvriers lui attribuent aussitôt le qualificatif de « Bon Père ». Jusqu’en 1900, où une grave crise touche l’activité de l’entreprise, il se refuse à licencier qui que ce soit. Les institutions créées dans son usine (caisse de famille, conseil d’usine, société de secours mutuels, coopérative) et rassemblées au sein de la Corporation chrétienne sont gérées de façon paritaire par des comités composés de représentants du patron et des ouvriers. Il s’agit de passer du régime du patronage au régime de l’association, dans un cadre qui transpose dans le monde moderne les confréries médiévales. La loi de 1884 donne naissance au syndicat mixte du Val des Bois (2 août 1885). Tout peut être décidé par le patron mais tout doit être fait et administré par les ouvriers eux-mêmes. Les ouvriers doivent pouvoir discuter d’égal à égal pour les questions concernant la vie professionnelle : accidents du travail, hygiène, discipline, salaires, apprentissage. Dans le sillage de l’Encyclique Rerum Novarum de Léon XIII (1891), il fonde des Cercles chrétiens d’Études sociales, lieu de réflexion mais aussi pépinière d’institutions coopératives. Il bénéficie de la protection de l’évêque de Reims, Mgr Langénieux, et de l’amitié du souverain pontife. Il se fait le promoteur de pèlerinages à Rome de patrons et d’ouvriers (1887-1891) conduisant aux pieds de Léon XIII des foules nombreuses. Le pape finit par tirer les conséquences de ce mouvement : il en sort la célèbre encyclique Rerum Novarum. Un premier congrès ouvrier catholique se tient à Reims en 1893 à son initiative : « l’évangile sort du temple » écrit Paul Naudet4. Mais l’activisme du filateur suscite des critiques au sein de l’Église, certains lui reprochant de se vouloir un « Pape laïque » se croyant dépositaire de la pensée pontificale en raison de ses liens personnels avec Léon XIII. Les anticléricaux, de leur côté, dénoncent « l’enfer social dénommée Notre-Dame de l’Usine », « bagne industriel » où aucune liberté de conscience n’est accordée au travailleur5. Harmel, même s’il instaure une « direction des esprits », a néanmoins la prudence de laisser un espace de liberté à son personnel, de préférer la persuasion à la contrainte, de « répandre le règne de Dieu dans les ateliers » par le biais de « délégués d’ateliers ».Les ambiguïtés du catholicisme social
Il va entrer en conflit avec les patrons du Nord, trop soucieux de leur autorité, en soutenant l’idée de création de syndicats ouvriers autonomes qui est défendue lors du premier Congrès de Reims : « À Lille et Roubaix se forment des syndicats chrétiens purement ouvriers parce qu’ils ne trouvent pas assez de régularité ni de liberté dans les mixtes « le syndicat mixte est noté comme l’idéal partout où j’ai été…mais nous devons bien par contre reconnaître aux ouvriers abandonnés par leurs patrons le droit de s’associer. »6 Les patrons du Nord, irrités des critiques publiques d’Harmel, font remarquer dans une brochure que ce « patron modèle » donne des salaires inférieurs à ceux des filatures de laine de Roubaix-Tourcoing et qu’il fait travailler son usine la nuit. Mais aux yeux d’Harmel, l’important n’étaient pas les salaires ou les « bonnes œuvres » : « la question sociale est avant tout une question d’égards » aimait-il à répéter. Finalement, bien peu de grands industriels français, à l’exception de Chagot en Bourgogne, s’inspirent des expériences menées à Val-des-Bois. Déçu par l’attitude des patrons, « les petits Louis XIV dans leurs usines », il place sa foi dans les ouvriers : « Aussi est-ce surtout dans les masses populaires qu’il faut aller chercher les réserves de salut social parce que l’austérité forcée de la vie, le travail et les souffrances sont les ressorts qui maintiennent l’humanité près de Dieu »7 S’il rejette avec violence le socialisme « nouvel islam fanatique, sans Allah et sans Providence », il est tout autant antilibéral. Pour lui, « l’industrialisme sans religion et sans foi a produit le paupérisme ». La pauvreté ouvrière est imputée au libéralisme qui « s’est acharné à dépouiller de tous (leurs) biens » les ouvriers. Dans son Manuel d’une corporation chrétienne (1877) il condamne le libéralisme dans la continuité de Pie IX : « Quel est le vice du libéralisme ? C’est d’affranchir l’ordre humain de toute dépendance envers l’ordre surnaturel et d’appliquer toutes les forces sociales à la poursuite des biens terrestres. » Il est en cela aussi condamnable que le socialisme. Pour lui il existe un lien funeste entre le libéralisme et le libéralisme économique : « les adversaires de l’œuvre des Cercles sont des libéraux en économie pour lesquels le patron est un être supérieur et l’ouvrier un esclave. » Contre-révolutionnaire convaincu, il a inspiré partiellement l’attitude sociale de Léon XIII. Il réclame des lois sociales, se rangeant du côté de « l’école interventionniste » contre « l’école classique ». Il met dans le même sac Ricardo, Jean-Baptiste Say, Cobden, Proudhon et « Charles Marx » (sic). Le juste salaire doit permettre à l’ouvrier et à sa famille de satisfaire leurs besoins légitimes. Il récuse l’idée d’un salaire comme « marchandise soumise aux fluctuations »8. Au Congrès d’Autun, il condamne une industrie « païenne » qui produit « la destruction de la famille, la corruption générale et, par suite, un paupérisme toujours grandissant. » Dans son usine le salaire est familial et la Caisse de famille permet de compenser s’il y a lieu la faiblesse des ressources de la famille, esquisse des allocations familiales. Par soumission inconditionnelle au pape, Léon Harmel abandonne le monarchisme, qui appartenait à la tradition familiale, et accepte la république. Il déclare parlant de Léon XIII : « Ses conseils sont des ordres. Pour moi, je ne me trompe pas en le suivant sur tous les terrains où il voudra me conduire. » Mais la république restait pour lui une réalité étrangère à son univers. Son antisémitisme, comme celui de nombreux démocrates chrétiens de cette période, l’amène à s’engager dans l’affaire Dreyfus. Il se sent proche d’Édouard Drumont et il dénonce « la Triplice de l’intérieur, la coalition maçonnique, juive et protestante. » Il devait également dire : « Les juifs et les francs-maçons ont marqué leur haine du pauvre comme ils avaient marqué leur haine du Christ »9. Il participe aux congrès antisémites de Lyon entre 1896 et 1898. À l’image des socialistes, son antisémitisme est social, nourri de l’identification des juifs avec les capitalistes. En 1888, il lance La Croix édition de Reims, édition locale de La Croix, le journal assomptionniste qui se proclamait fièrement « le journal catholique le plus antijuif de France. » Dans le même esprit, il patronne l’Union fraternelle du commerce et de l’industrie qui vise à lutter contre la concurrence déloyale des commerçants juifs : un Annuaire offre à la clientèle catholique le nom des commerçants et industriels catholiques. Cet aspect des chantres « qu’une autre voie est possible » est souvent passé sous silence. On préfère voir en Léon Harmel, le précurseur du « dialogue social » voire de la « cogestion » telle qu’elle est pratiquée dans les entreprises allemandes. Il meurt à l’âge de 86 ans à Nice, loin de son usine victime de la guerre et saccagée par les troupes allemandes. Moderne jusqu’au bout, il avait fait ses dernières recommandations en les enregistrant sur un disque Pathé le 23 août 1914 ! Sources :- « Les Harmel », notices de J.P. Marby in Gracia Dorel-Ferré et Denis McKee (dir.), Les Patrons du Second Empire ; vol. 8 Champagne-Ardenne, 2006, p. 57-65
- Pierre Trimouille, Léon Harmel et l’usine chrétienne du Val des Bois (1840-1914), Centre d’histoire du catholicisme de Lyon n° 15, 1974
- R. P. Lacanuet, La vie de l’église sous Léon XIII, 1930, p. 604)
- Abbé Francis Courchinoux, Impressions de Rome : en pèlerinage, 1899, p. 12
- Albert de Mun, Ma vocation sociale, 1950, p. 216
- Vers l’Avenir, 1896, p. 355
- Camille Lecoq, République cléricale, socialistes chrétiens et ralliés, 1898, p. 79
- Pierre Trimouille, Léon Harmel …, lettres du 19 avril 1893 et 19 septembre 1894, p. 125
- Pierre Trimouille, Léon Harmel …, Rapport au congrès national de la Démocratie chrétienne à Lyon., 27 novembre 1896, p. 117
- Pierre Trimouille, Léon Harmel …, p. 68-69
- Pierre Pierrard, Les chrétiens et l’affaire Dreyfus, p. 33
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